Latéralisation et dominance cérébrale – introduction historique et définitions
Dominance, latéralité, latéralisation, hémisphère droit ou gauche, asymétrie cérébrale… Ces termes font désormais partie du langage courant et chacun d’entre nous a eu l’occasion de les découvrir au hasard de lectures ou de conversations. Parfois utilisées à mauvais escient pour justifier le mythe des cerveaux droit (intuitif) et gauche (analytique), ces expressions se réfèrent à l’un des plus passionnants domaines des neurosciences, l’étude de l’asymétrie fonctionnelle et anatomique des hémisphères cérébraux.
Quelques définitions
La latéralisation du cerveau fut évoquée une première fois dans les travaux de Paul Broca (1961-1965), elle indique le fait que certaines fonctions du cerveau vont être préférentiellement prises en charge au cours du développement, par l’un ou l’autre des hémisphères. C’est l’action qui prime dans cette définition : la latéralisation désigne les processus (évolutifs, développementaux, d’acquisition) qui vont entraîner une prévalence ou une spécialisation hémisphérique, d’une fonction cognitive. Il faut en retenir que la latéralisation est inévitablement liée à l’idée de développement (maturation) et de fonction.
La « latéralisation d’un comportement » n’a aucun sens puisque le fait de devenir latéralisé provient d’une conjugaison de facteurs intervenant sur le développement cérébral et indirectement, sur les comportements : le fait de devenir droitier, par exemple, n’est pas une latéralisation droite des mains, mais une latéralisation droite des fonctions motrices liées aux mains (qui entraîne une préférence de l’utilisation de la main droite dans les comportements).
Comme la liberté ou la méchanceté, la latéralité désigne un état, un résultat statique. Contrairement à la latéralisation, la latéralité s’applique aussi bien aux fonctions qu’aux comportements, ou aux objets : le fait d’être droitier est appelée latéralité manuelle droite (notamment, due à une latéralisation droite des fonctions motrices liées aux mains).
Le fait d’être gaucher contrarié indique une latéralité manuelle gauche et une latéralité cérébrale gauche des fonctions motrices des mains. Bref, la latéralité n’est pas un processus, mais une caractéristique. Notons que la latéralité d’une fonction ou d’un comportement désigne le fait que ceux-ci soient latéralisés, et qu’il s’agit là encore d’un état (un enfant peut être correctement latéralisé, latéralisé à droite, etc).
Cela peut paraître complexe, mais il est essentiel de définir des termes dont on fait souvent la confusion dans la littérature.
Le terme « Dominance » est générique et couvre une large signification, on l’utilise indistinctement lorsque l’on évoque une fonction, un comportement, un statut, un objet… pour indiquer la prévalence de ceux-ci. La Dominance cérébrale traduit toutefois l’une des notions essentielles du domaine des neurosciences concerné : elle n’implique pas l’unilatéralité, mais exprime l’idée nuancée de complémentarité : un hémisphère dominant pour une fonction prend préférentiellement en charge cette fonction, avec le concours toutefois, de l’hémisphère homologue.
Cette idée de dominance s’est nettement imposée à la suite des abus théoriques concernant les supposées latéralités (unilatéralités) de fonctions de raisonnement ou d’intuition, qui sont à l’origine du mythe des cerveaux droits et gauches. On admet désormais qu’un grand nombre, sinon l’ensemble, des fonctions, n’est pas pris en charge uniquement par un hémisphère seul mais que les hémisphères se répartissent les tâches liées à ces fonctions.
On distingue au sein de l’étude de la dominance hémisphérique (ou cérébrale) :
L’asymétrie anatomique qui ne concerne que les différences macroscopiques (morphologie) des hémisphères ou microscopiques (structures neuronales, biochimie).
L’asymétrie fonctionnelle qui concerne avant tout le système cognitif de l’individu, les fonctions cognitives telles que le langage ou l’attention, les sensations ou la motricité.
La préférence manuelle désigne la tendance à utiliser spontanément une main plutôt que l’autre (par exemple, pour rattraper une balle ou écrire). On retrouve de telles préférences dans tous les domaines sensori-moteurs (pied d’appel, bras lanceur…) mais également pour d’autres modalités, peut être toutes (œil directeur, oreille avantagée, etc).
On peut également noter que la préférence manuelle est fortement corrélée à la latéralité du langage : les droitiers ont souvent une latéralité gauche marquée du langage. Il existe cependant des latéralités croisées, que ce soit entre fonctions ou entre comportements (par exemple, pied d’appel préférentiellement gauche et préférence manuelle droite). Du fait des croisements sensori-moteurs, une préférence manuelle droite est corrélée à une latéralité motrice gauche, et inversement.
L’étude de l’asymétrie anatomo-fonctionnelle ne se limite pas aux asymétries inter-hémisphériques, mais traite également des différences interindividuelles (femmes versus hommes, gauchers versus droitiers), utilisant parfois le terme d’asymétrie interindividuelle.
Il faut être prudent avec cette expression car elle introduit un peu de confusion dans le niveau d’asymétrie dont on parle : une asymétrie interindividuelle peut concerner par exemple l’asymétrie fonctionnelle (le fait que le langage soit davantage latéralisé chez les droitiers), ce qui en fait une « asymétrie (interindividuelle) d’asymétrie (anatomique) ».
De nombreuses études s’attachent à mettre en lien le développement anatomique et la latéralisation des fonctions cognitives, ou comparent simplement la latéralité fonctionnelle, ou les préférences comportementales (manuelles, visuelles) avec les différences anatomiques entre hémisphères.
Contexte historique
Chronologiquement, les premières études mettant en évidence l’asymétrie cérébrale concernent l’asymétrie fonctionnelle, notamment avec les travaux de Paul Broca et la dominance de l’hémisphère gauche pour le langage. Dans le contexte de l’époque, cette observation alimente sérieusement le moulin des thèses localisationnistes.
Les travaux ultérieurs de Wernicke sembleront confirmer une latéralisation du langage dans l’hémisphère gauche. Cependant, ce type d’approche fonctionnelle ne s’attache que peu à l’étude anatomique, si ce n’est à la place des lésions dans les hémisphères.
L’approche anatomique fit l’objet d’études sporadiques (Von Economo et Horn, 1930) mais il faudra attendre la fin des années 60 pour constater un regain d’intérêt envers l’asymétrie anatomique cérébrale. Geschwind et Lévitsky (1968) vont observer ces différences anatomiques sur le planum temporale, une structure corticale située sur la face supérieure arrière du lobe temporal, et vont tenter de les mettre en lien avec les fonctions cognitives liées au langage.
Notons pourtant que l’idée d’une asymétrie anatomique (par exemple, le cœur fréquemment à gauche) est loin d’être nouvelle, et qu’à priori, aucune raison n’aurait pu faire déroger le cerveau à la règle.
Dans la même année, Roger Sperry et ses collaborateurs (1968) entreprendront une étude poussée des patients split-brain et apporteront de nouveaux regards sur l’asymétrie fonctionnelle, les rôles spécifiques de chaque hémisphère et l’importance du corps calleux dans la collaboration de ces hémisphères.
Les dernières décades du 21ème siècle seront le théâtre du développement de nombreux nouveaux outils d’investigation qui faciliteront l’observation anatomo-fonctionnelle du cerveau.
Sources :
Eustache, F., Lechevalier, B., Viader, F. (2008). Traité de neuropsychologie clinique. De Boeck Université, 2008
Chevrie-Muller, C., NarbonaLe, J. (2007). Langage de l’enfant : aspects normaux et pathologiques. Elsevier Masson, 2007
Broca, P., (1865). Sur la faculté du langage articulé. Bulletin de la Société d’Anthropologie, 6, 337-393.
Geschwind N., Levitsky W., (1968). Human brain : Left-right asymmetries in temporal speech region. Science, 161 :186-187.
Economo, C. von, Horn, L. (1930) Über Windungsrelief, Maße und Rindenarchitektonik der Supratemporalfläche, ihre individuellen und ihre Seitenunterschiede. Zschr Ges Neurol Psychiatr 130 : 678-757
Article mis en ligne sur le site psychoweb. Section : articles, Catégorie : neuropsychologie.Proposé par Stephane Desbrosses le 20-11-2009.